INTÉRÊT (philosophie et sciences humaines)

INTÉRÊT (philosophie et sciences humaines)
INTÉRÊT (philosophie et sciences humaines)

Intérêt pour la vie ou désintérêt de la vie, intérêt amoureux ou caractère intéressé, intérêt pour la musique, pour la politique ou pour le genre humain – dans le foisonnement des acceptions de l’intérêt, une première orientation nous vient de par son emploi au sens de «dommage» dans la langue des XIIIe et XIVe siècles. Littré cite ce texte: «L’audition de plusieurs comptes a été retardée ou délayée, au grand intérêt de mon dit seigneur.» Du latin interesse , «être à distance», d’où «différer» (grec diaphérein ), dérive, en effet, l’impersonnel interest – «il importe» –, d’où le sens de dommage. Un glissement s’opère alors du dommage au dédommagement, mesure du dommage; d’où encore, dès le XVIe siècle, l’acception économique du profit qu’on retire du prêt de l’argent (le prix du risque, comme dira Keynes). Dans le même temps, se perpétue l’acception initiale de l’impersonnel latin, au sens de «il importe»; et une ambiguïté curieuse s’attache alors au terme, bien mise en relief par la succession, au fil du même article de Littré, de ces deux définitions de l’intérêt: «Sentiment égoïste qui nous attache à notre utilité particulière» (6); «Sentiment opposé à l’intérêt égoïste et qui nous inspire le souci d’une personne ou d’une chose» (7). Les deux définitions sont-elles donc contradictoires?

Dans son acception la plus générale, l’intérêt mesure la capacité de déplacement du sujet, de l’«intérêt égoïste» au privilège conféré à des objets ou activités originellement étrangers à l’individu. Le problème serait donc de caractériser d’abord le statut du moi en chacune de ces positions, selon qu’on se préoccupe de sa conservation et de son amplification, ou de son accomplissement dans la distribution sélective des éventualités. Telle a été, en effet, la contribution majeure de notre temps de faire apparaître dans le phénomène de l’intérêt la dimension de l’altérité – propre à constituer les objets, à notre égard médiats, de l’«autre sujet» (ou sujet autre) en objets de notre propre intérêt. L’«intérêt égoïste» est-il donc contradictoire avec l’intérêt transindividuel ou bien figure-t-il le premier terme d’une série appelée à se développer avec le développement du moi lui-même?

Approche phénoménologique: intérêt propre et divertissement

Un essai classique de Alberto Hirschmann, Les Passions et les intérêts , a montré comment, avec le déclin de l’idée de «gloire», s’est développée, du XVIe au XVIIIe siècle, une stratégie visant à assurer le contrôle de l’intérêt sur la passion. Bien que purement égoïste en son principe, l’intérêt a été en outre appelé à se développer en intérêt collectif, sous le couvert de l’axiome de l’harmonie entre l’intérêt de l’individu et l’intérêt général. De l’un à l’autre, une médiation demeure cependant nécessaire: médiation rationnelle du pacte, si elle vise à lever, dans la mouvance d’une conception pessimiste de la nature individuelle, l’hypothèque de l’agressivité propre à l’homo homini lupus ; médiation effective, si elle se fonde, dans une vie optimiste, sur le sentiment de sympathie. Dans les deux cas, une question essentielle demeure cependant en suspens: celle des vicissitudes de l’intérêt même, de l’originalité et de la diversification de ces intérêts dont l’assomption tire la vie sociale de son anonymat. Il est donc vrai que la culture du XVIIIe siècle a porté au premier plan la catégorie de l’intérêt: en dehors de l’économie politique, que l’on songe au développement de l’esthétique de Jean-Baptiste Dubos à Diderot, à la psychologie de l’ennui, dans le Discours sur le bonheur de Madame du Châtelet, ou à l’autobiographie de Goethe. Il est également vrai que l’ample développement de la sociabilité lui donne fond. Si le XVIIIe siècle, cependant, n’en a guère poussé l’élaboration, c’est qu’il n’a pas su se donner de l’individu et de l’intérêt égoïste une conception qui en permît l’articulation au socius , ou plus simplement qu’il n’a pas su ou pas voulu tirer parti de la lumineuse anticipation qui lui venait du siècle précédent.

En découvrant dans la carence du moi la source du divertissement, Pascal posait, en effet, le principe d’une théorie générale des intérêts, principe que la culture du XVIIIe siècle était vouée à se masquer, dans la mesure où elle faisait reposer l’harmonie entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif sur la capacité d’accomplissement social du moi et sur la possibilité d’accéder par cette voie au bonheur. Aucun témoignage n’est plus saisissant, à cet égard, que le commentaire qu’a laissé Voltaire des pensées de Pascal. Ce n’est pas que Voltaire réduise le moi à l’individu. Pour Voltaire, comme pour Pascal, le propre de l’homme est d’être entièrement tourné vers le dehors, de représenter essentiellement un être d’activité, de travail. Mais la pensée de Pascal ne tient pas dans cet aphorisme. Elle met au jour, avec la carence ontologique dont cette activité procède, l’impuissance dont elle est, de ce fait, originairement marquée. C’est à cette critique que le XVIIIe siècle s’est refusé à s’associer et à cette même critique que reviendront progressivement les époques ultérieures, non sans y apporter un complément majeur, en tant qu’un statut a été conféré au moi dessaisi de sa position intrinsèque. On en trouve l’esquisse chez Schopenhauer. Une avancée décisive est cependant intervenue avec la mise en évidence de l’image en miroir: ainsi que l’a montré Maurice Merleau-Ponty dans l’exposé qu’il a donné de l’inflexion apportée par Jacques Lacan aux analyses d’Henri Wallon, nous n’assistons pas seulement, en l’occurrence, à l’émergence d’un moi imaginaire, mais à la naissance même de l’intérêt pour le moi. Merleau-Ponty insiste en effet vigoureusement sur le renouvellement dont bénéficient, de ce point de vue, les analyses de Wallon. Ce dernier, nous dit-il, ne caractérise guère de façon positive l’image spéculaire. Il nous montre comment l’enfant apprend à considérer l’image du miroir comme non réelle, à la réduire, etc. Mais il faudrait aussi se demander pourquoi l’image spéculaire l’intéresse, ce que c’est pour l’enfant que comprendre qu’il a une image visible. Wallon dit lui-même que l’enfant s’amuse de son image jusqu’à l’extravagance; mais pourquoi l’image est-elle si amusante? C’est ce que les psychanalystes essayent de comprendre. «Plus précisément, le docteur Lacan, poursuit Merleau-Ponty, part de la même remarque que faisait Wallon, l’amusement extrême de l’enfant, la jubilation; l’enfant ne marche pas encore, [...] etc. N’est-il pas surprenant dans ces conditions qu’il prenne un intérêt si vif, si constant, si universel au phénomène du miroir? C’est que, répond le docteur Lacan, lorsque l’enfant se regarde dans le miroir, il reconnaît son image; il s’agit d’une identification au sens que les psychanalystes donnent à ce mot.» Merleau-Ponty cite alors l’article «De la transformation produite chez le sujet quand il assume» (1949) et également «Le “stade du miroir” et les effets psychiques du mode imaginaire» (dans l’Évolution psychiatrique , janv.-mars 1947): «La compréhension de l’image spéculaire chez l’enfant consiste à reconnaître pour sienne cette apparence visuelle qui est dans le miroir. Jusqu’au moment où l’image spéculaire intervient, le corps pour l’enfant est une réalité fortement sentie mais confuse. Reconnaître son image dans le miroir, c’est, pour lui, apprendre qu’il peut y avoir spectacle de lui-même; jusque-là, il ne s’est qu’entrevu du coin de l’œil, en regardant les parties de son corps qu’il peut voir; par l’image dans le miroir, il devient capable d’être spectateur de lui-même. Par l’acquisition de l’image spéculaire, l’enfant s’aperçoit qu’il est visible et pour soi et pour autrui. Le passage du moi intéroceptif au moi visible, le passage du moi intéroceptif au “je” spéculaire, comme dit Lacan, c’est le passage d’une forme ou d’un état de la personnalité à un autre.» À l’égard de notre recherche, le mérite de cette analyse est double. D’une part, elle nous propose la caractéristique d’une situation d’intérêt dans son acception la plus large, à savoir un rapport d’identification à distance sur le mode imaginaire; d’autre part, elle permet d’élucider la notion traditionnelle de l’«intérêt égoïste». Il n’y aura plus opposition entre cette acception du terme et l’intérêt «transindividuel» dès le moment où le moi apparaît comme le pôle – imaginaire – de projection des surfaces corporelles parcellaires. Car le moi est, par constitution, distancié. Qu’il soit «égoïste» ne signifie que ce simple fait: que le corps diffus qui s’y précipite est voué à s’y enclore. Ainsi se trouvent assumés les motifs fondamentaux de l’éthique classique; ainsi encore proposerat-on une interprétation élargie des «avantages» attachés à l’«intérêt égoïste»; l’avantage recouvrira simplement l’amplification de la sphère imaginaire dont l’image de soi est le noyau. Mais l’altérité étant ainsi introduite dans la constitution même du moi, les intérêts transindividuels peuvent y trouver la version primitive, imaginaire, de leur paradigme, inaugurant une série dont chaque moment soutiendra la position d’un intérêt plus développé, c’est-à-dire d’un nouveau mode d’identification à distance. Pour en suivre le développement, il n’est alors que de suivre le cheminement de la relation d’altérité déjà inscrite dans la constitution en miroir du moi: altérité de l’autre offert comme modèle du développement de soi; altérité du for intérieur d’autrui consacrant, de par son inaccessibilité, l’altérité des objets et activités qu’il est censé supporter; altérité anonyme d’une société conférant à ses objets la forme généralisée des objets de l’alter ego . De là une première détermination de l’intérêt, initialement reçue à titre d’hypothèse, en réponse aux problèmes suggérés par la notion commune: l’intérêt se proposera comme l’appropriation de la sphère d’objets, de dispositions et d’activités marqués du sceau de l’altérité, de par leur appartenance au «for intérieur» de l’Autre.

Reste à faire choix de la perspective sous laquelle sera envisagée l’altérité – psychologique, psychanalytique, philosophique.

Psychologie et psychanalyse

C’est à travers la pédagogie – et notamment grâce à la réflexion pédagogique de Johann Friedrich Herbart – que la notion d’intérêt s’est imposée à la psychologie. Encore conviendra-t-il de remarquer que ce déplacement n’est pas intervenu sans quelque appauvrissement. Le Traité de pédagogie de Herbart souligne, en effet, dans l’intérêt la détermination essentielle de l’action spontanée (Selbsttätigkeit ); et cette vue apparaît profonde dans la mesure où elle implique de la part du moi, du moi en tant qu’individualisé, la manifestation explicite et la signature de son autonomie. Elle n’en sera pas moins récusée par Édouard Claparède, et cela du moment même où ce dernier entend lui conférer un statut au regard de la psychologie expérimentale. Si Herbart, en effet, a cru possible de fonder une pédagogie sur la théorie générale du psychisme, et nommément sur sa conception de «séries représentatives» dotées d’une capacité dynamique, c’est que cette dernière caractéristique est de nature à soutenir l’exercice de la spontanéité. Tel est cependant le terrain sur lequel Claparède a choisi d’exercer sa critique: «Herbart, peut-on lire dans l’Éducation fonctionnelle (p. 18), a très justement insisté sur l’importance de l’intérêt dans l’éducation et l’instruction.» Cependant, «cet intérêt herbartien, loin d’être ce besoin de savoir pour agir qui nous pousse à acquérir des connaissances ou à poser des questions, n’est que l’effet de la mécanique des représentations, le résultat et non la cause de l’aperception». Quoi qu’il en soit, quelle conception de l’intérêt Claparède tentera-t-il donc de substituer à celle de Herbart? Une représentation réduite à un rapport fonctionnel d’adaptation entre l’individu et le milieu. Il en formule l’exigence sous la forme d’une «loi de l’intérêt»: «L’intérêt est ce qui nous importe à un moment donné, ce qui a une valeur d’action parce que cela répond à un besoin. L’objet qui est capable de satisfaire le besoin, il nous paraît intéressant de l’atteindre et d’y conformer notre conduite. Nous pouvons donc formuler une loi de l’intérêt, qui n’est en quelque sorte qu’un aspect plus général, plus psychologique aussi, de la loi du besoin: toute conduite est dictée par un intérêt, c’est-à-dire: toute action consiste à atteindre la fin qui nous importe au moment considéré.» De ce point de vue, pourront être unifiées les différentes acceptions du terme d’intérêt: il convient, en effet, de distinguer entre un «intérêt biologique», c’est-à-dire «pratique, vital» (il est de l’intérêt de Paul d’étudier la botanique) et un intérêt psychologique. On les considérera cependant comme équivalents si l’on remarque que leur divorce «provient de la dissolution partielle des instincts chez l’homme, dissolution à laquelle l’expérience acquise et la raison sont appelées à suppléer» (Le Développement mental , p. 197). S’il est vrai cependant qu’«un organisme est en butte à un nombre considérable d’excitations» et que «ses possibilités de réaction sont multiples», un principe de sélection est requis. Claparède s’appuiera ici sur la «loi de l’intérêt momentané», avec l’appui d’une hypothèse de distribution énergétique entre les différentes sollicitations. Bien entendu, cette distribution variera selon les paliers de développement. L’ordre d’émergence des intérêts présentant – à la différence des dates – une constance remarquable donnera matière à deux genres de recherches, extraspective et, à partir d’un certain âge, introspective. En bref, le travail de Claparède, travail de pionnier au regard de la psychologie, demeure dominé par une vision adaptative de l’intérêt; et le développement contemporain de la psychologie n’y contredira pas. À l’étude génétique inaugurée par Claparède elle associera l’analyse des intérêts professionnels, et aux méthodes d’observation le traitement statistique des questionnaires d’intérêt. Les domaines d’application se trouvant ainsi diversifiés, demeure inchangé le principe d’une interprétation adaptative.

Dans le même temps où se développait cette thématique biopsychologique, sans doute la critique philosophique issue de Franz Brentano et la mise en évidence de l’intentionnalité engageaient-elles la psychologie sur une autre voie ouverte par la théorie de la valeur d’Alexius Meinong: la valeur d’un objet pour un sujet consiste en ceci que l’objet a pour lui un «intérêt». S’il est vrai que, par définition, cette valeur est rapportée à un sujet, elle peut être désignée comme «valeur personnelle» relative: notion applicable aux sentiments altruistes. Dans la mesure où elle traduit un dépassement de la psychologie, cette orientation n’a pas été sans contribuer à l’instauration par James M. Baldwin d’une «logique génétique», «science génétique des démarches logiques de la pensée», dont la théorie de l’intérêt constitue une pièce essentielle. «Par un plan de développement de l’intérêt, écrit Baldwin, nous entendons la sélection, l’arrangement et le contrôle programmé des éléments contenus dans la conscience, sélection, arrangement et contrôle qui permettent d’obtenir en temps voulu l’objet que l’intérêt réclame. En d’autres termes, ces distinctions nous permettent de considérer, d’une part, l’objet en tant que l’intérêt y conduit, et, d’autre part, l’intérêt en tant qu’il conduit à l’objet.» De la Gegenstandheit («objectalité») de Meinong dérive également, en une direction non génétique, Christian Ehrenfels, et, de ce dernier, procède la psychologie gestaltiste, dont la «bonne forme» peut assurément donner prise aux «intérêts» élémentaires, en tant qu’ils sont soutenus par l’organisation perceptive.

D’une bio-psychologie de l’intérêt, fondée sur l’exigence sélective du besoin par rapport à l’environnement naturel, à une psychologie phénoménologique portant sur la relation intentionnelle du sujet à l’objet, différenciée selon ces deux moments, la conception du champ d’expérience connaît donc une mutation, qui permet cependant de mieux saisir l’originalité de l’investigation psychanalytique. Celle-ci, en effet, ne porte pas sur une refonte de la notion d’intentionnalité, mais sur l’assomption par le sujet humain de son incomplétude, voire, dans l’esprit de Pascal, de son néant; et le problème, en particulier, est donc de comprendre comment de ce manque originaire est appelé à jaillir l’intérêt, en tant que face subjective de la sublimation.

Dès 1897, Freud fait, en effet, confidence à Wilhelm Fliess de la montée de son «intérêt» à l’approche de sa découverte inaugurale de la dimension «abyssale» du psychisme. «Tout mon intérêt, écrit-il, se concentre sur l’analyse de mes rêves.» Trente ans plus tard, le même terme vient tout naturellement sous sa plume pour caractériser le progrès de l’analyse: «Dans les états de crise, écrit-il en 1937, l’analyse n’est pour ainsi dire plus utilisable. Tout l’intérêt du moi est alors absorbé par la réalité douloureuse et se refuse à l’analyse.»

Aussi bien la cohérence que garde la notion à travers ses vicissitudes, garante de sa position centrale dans la pensée psychanalytique, nous sera-t-elle aisément accessible à travers la succession de trois articles: «Analyse de la phobie d’un enfant de cinq ans [le petit Hans]» (1909); «Pour introduire le narcissisme» (1914), en association avec «Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa [le président Schreber]» (1911); «Constructions dans l’analyse» (1937). En premier lieu, éclairé par l’auto-analyse des rêves, le problème de l’intérêt sera, en effet, porté sur le terrain de l’observation par l’analyse des névroses, plus spécialement de la névrose infantile. Est alors mise en valeur la relation de l’intérêt à la sexualité. Encore faudra-t-il souligner qu’il s’agit en l’occurrence d’un intérêt spécifique, dont l’interprétation demeurera solidaire d’un cadre théorique encore limité – celui de la première topique. En deuxième lieu, avec le développement de la théorie des psychoses, émerge la dimension du moi, associée au concept de narcissisme, dont le concept d’intérêt reçoit par contrecoup une détermination nouvelle. Enfin, le problème se pose alors de savoir si le moi engagé dans la cure relève du même investissement narcissique, ou s’il y intervient en tant que représentant d’une énergie soustraite à tout intérêt libidinal, en d’autres termes à la pulsion de mort. Ainsi l’expérience analytique aura-t-elle permis d’explorer l’intérêt et la diversification des intérêts sur leur versant subjectif. Mais les intérêts du sujet sont insérés dans le tissu social. Sur ce versant, se posera le problème de l’articulation entre le concept d’intérêt et le concept de sublimation.

Freud a souligné lui-même, dans une note tardive ajoutée aux Trois Essais sur la théorie de la sexualité , le renouvellement apporté à sa pensée par l’analyse du petit Hans. «Cette analyse, écrit-il, nous a appris beaucoup de choses auxquelles ne nous avait pas préparés la psychanalyse, par exemple que la symbolique sexuelle, la représentation du sexuel par des objets et des relations non sexuelles remonte aux premiers essais que fait l’enfant pour s’exprimer par la parole. En outre, je fus forcé de me rendre compte que j’avais faussé l’explication précédente en établissant, par souci de clarté, une succession chronologique entre les deux phases de l’auto-érotisme et de l’amour objectif.» Ces thèmes sont précisément ceux dont se soutiendra le développement de la notion d’intérêt évoquée en 1905 par les Trois Essais , pour être distinguée de la pulsion cognitive (Wissendrang ). Celle-ci, en effet, «ne peut pas être comptée parmi les facteurs élémentaires de la vie affective et il n’est pas possible de la faire dépendre exclusivement de la sexualité. Sa manière correspond, d’une part, à une sublimation du besoin de possession, comme, d’autre part, elle utilise le désir de voir». Toutefois, poursuit Freud, «les rapports qu’elle présente avec la vie sexuelle sont très importants; la psychanalyse nous montre ce besoin de savoir bien plus tôt qu’on ne le pense généralement. L’enfant s’attache aux problèmes sexuels avec une intensité imprévue et l’on peut même dire que ce sont là les problèmes éveillant son intelligence». Et, de fait, relève Freud, «nombre de personnes se rappelleront avec quel intérêt elles se sont demandé, pendant la période prépubère, d’où venaient les enfants». Cet intérêt s’est manifesté par l’élaboration de théories qui sont les images (Abbild ) de la condition sexuelle de l’enfant, c’est-à-dire de son organisation orale et anale.

À cette date, Freud ne précise pas, cependant, la genèse de cette «image». Trois ans plus tard, le thème des «théories infantiles» est à nouveau abordé; et Freud en particulier se préoccupe des circonstances psychologiques qui font à cet égard obstacle au progrès des connaissances infantiles, notamment la croyance persistante en un pénis maternel. Mais il ne prend toujours pas en considération la genèse de la théorie. C’est en cette direction que sera précisément développée la relation de l’analyse de Hans.

L’analyse du petit Hans est, en effet, l’analyse d’un intérêt: l’enfant, dès l’âge de trois ans, manifeste par divers propos et questions «un intérêt particulièrement vif» pour cette partie de son corps, qu’il est accoutumé à désigner du nom de «fait-pipi». Cet «intérêt» n’est cependant pas purement théorique; il le pousse à des attouchements. Mais il fait aussi de lui un investigateur. Un chien et un cheval ont un fait-pipi; une table et une chaise n’en ont pas. La soif de connaissance est donc inséparable en l’occurrence de la curiosité sexuelle; l’intérêt pour le fait-pipi met l’enfant en possession d’un caractère essentiel pour différencier le vivant de l’inanimé; et la curiosité de Hans est dirigée particulièrement vers ses parents. Épisode remarquable, le même intérêt lui inspire un jeu personnel. Il se rend dans un appentis pour y jouer à faire pipi et le caractère ludique de la chose est illustré d’abord par le faire semblant, et aussi par le privilège qu’il concède à l’appentis comme étant «son» W.-C. Nous apprendrons ensuite que Hans a toujours observé avec intérêt les chevaux à cause de leur grand fait-pipi, puis que son intérêt se porte sur le lumpf (le caca), et aussi sur les culottes de sa mère, qui n’éveillent son dégoût qu’isolées: «Peut-être, note alors Freud, dès que sa mère les porte, ne les met-il plus en rapport avec le lumpf ou le pipi; elles l’intéressent à d’autres points de vue.» Points de vue que dégagera l’analyse en un moment décisif, non seulement pour le progrès de la cure, mais en même temps pour l’approfondissement de la notion d’intérêt. Une première remarque, d’esprit critique, porte sur la méthode. «Ce sont les parents de Hans, déclare Freud, qui ont extrait du matériel agissant en lui le thème particulier de son intérêt pour le “fait pipi”; il les a suivis sur ce terrain, mais n’est pas encore entré d’un pas indépendant dans l’analyse.» Dans une nouvelle phase, cependant, l’enfant reste absorbé par son intérêt pour le lumpf , et il nous faut enfin, poursuit Freud, le suivre sur cette voie.

En dépit de toutes les résistances, «quelque chose, en effet, tend à se frayer un chemin vers la conscience», quelque chose, apprendrons-nous, qu’il pourrait faire avec la mère et par quoi sa prise de possession de celle-ci serait consommée? Ce qui cependant est ici remarquable, c’est que l’expression que l’enfant va donner de ce nouveau «point de vue» recourt à de nouveaux véhicules, à des «représentations figurées dont le trait commun est la violence et le défendu». Ces représentations, «nous devons les considérer» comme «de symboliques fantasmes du coït» et ce n’est pas un détail sans importance, souligne Freud, «que de voir le père de Hans y figurer comme complice». Ainsi toutes les voitures de déménagement, tous les omnibus, tous les camions ne sont que des voitures de cigogne, et n’intéressent Hans que comme des représentations symboliques de la grossesse. En définitive, «que Hans ait su dans son inconscient d’où venait le bébé [la petite Anna] et où il était auparavant, voilà qui est indubitablement demandé». Et la preuve en est fournie par le fantasme selon lequel Anna se serait antérieurement trouvée dans leur résidence d’été, l’année précédant la naissance, fantasme qu’il orne de tant de détails accessoires. La première notion que Freud nous ait proposée de l’intérêt, notion léguée par l’analyse de la névrose phobique, est donc celle d’un déplacement, sous les espèces d’une représentation symbolique émergeant dans le registre de l’expression verbale, des fantasmes où s’exprime une aspiration d’ordre sexuel.

Apport critique de la psychose

Portée par le commentaire du cas Schreber au cœur de la réflexion freudienne, l’analyse de la psychose a renouvelé l’analyse de l’intérêt, en la situant dans une perspective nouvelle, qui est celle de l’analyse du moi. Renouvellement profond dans la mesure où il affecte plusieurs aspects de l’intérêt – que laisserait dans l’ombre le legs de l’analyse de la névrose. Le problème est de comprendre dans leur solidarité les deux aspects de l’expérience psychotique de Schreber: la perte du contact avec la réalité, le délire des grandeurs. Au regard de Freud, ces deux aspects traduisent un même processus, le développement régressif de la libido, de l’objet au moi. Et une nouvelle version de l’intérêt est ainsi suggérée. Dans la paranoïa, la libido libérée se fixe sur le moi; elle est employée à l’amplification du moi. Ainsi y a-t-il retour au stade du narcissisme qui nous est déjà connu comme étant l’un des stades de l’évolution de la libido dans lequel le moi du sujet était l’unique objet sexuel. C’est en vertu de ce témoignage fourni par la clinique que nous l’admettons: les paranoïaques possèdent une fixation au stade du narcissisme. À cet élargissement de la notion de libido répond donc un élargissement de la notion de l’intérêt: «On ne saurait prétendre que le paranoïaque, même lorsqu’il atteint au comble du refoulement, se désintéresse intégralement du monde extérieur, comme c’est le cas dans certaines formes de psychose hallucinatoire (Amentia de Meynert). Il perçoit le monde extérieur; il se rend compte des changements qu’il y voit se produire; les impressions qu’il en reçoit l’incitent à édifier des théories explicatives [“les ombres d’hommes bouclées à la six-quatre-deux” de Schreber]. C’est pourquoi je considère comme infiniment plus probable d’expliquer la relation modifiée du paranoïaque avec le monde extérieur uniquement ou principalement par la perte de l’intérêt libidinal.» Ainsi Freud formulait-il ce qui sera, dans les années qui suivent, le thème essentiel de sa polémique avec Carl Gustav Jung. La même année que l’étude du cas Schreber paraissait, en effet, la première partie des Métamorphoses et symboles de la libido , dont l’auteur résumait l’esprit l’année suivante dans son Exposé de la théorie psychanalytique en posant le principe d’une notion généralisée de la libido, énergie non sexuelle comparable à l’élan vital de Bergson, et que Jung, sur une suggestion de Claparède, assimile à l’intérêt. Sans doute Freud récusera-t-il cette vue. L’impulsion reçue de la critique jungienne n’en commandera pas moins un tournant essentiel de sa réflexion, dont témoignent, à la date même où la crise atteint son paroxysme, les considérations épistémologiques très générales des textes intitulés «Les Pulsions et leur destin» et «Pour introduire le narcissisme».

Tout se passe, en effet, comme si, en niant le caractère sexuel de la libido qui se retire du monde, Jung avait incité Freud à analyser sa propre notion – léguée par l’analyse du petit Hans et, plus généralement, par les névroses de transfert – d’un intérêt à visée sexuelle. Considérée globalement, cette démarche de décomposition conduit à imputer l’intérêt au moi, ainsi que le souligne une note à l’analyse de Schreber: lors de la catastrophe interne, disait le texte, «l’univers subjectif du malade a pris fin depuis qu’il lui a retiré son amour». «Peut-être non seulement l’investissement libidinal, précise la note, mais encore l’intérêt lui-même, c’est-à-dire les investissements émanés du moi...» Avancée décisive sur l’analyse de Hans, laquelle se bornait à indiquer que l’intérêt de l’enfant se développait «du moment où il commençait à être capable d’expression». Freud n’en sera que plus sensible à la fragilité d’une construction dont les assises conceptuelles apparaissent d’autant plus fragiles qu’elles sont appelées à recevoir plus d’extension: «Quand nous distinguons l’énergie de la libido de toute autre énergie psychique, qu’il s’agisse de la libido ou de la pulsion, écrit Freud dans un complément donné en 1915 aux Trois Essais , nous supposons que les processus sexuels de l’organisme se distinguent des fonctions de nutrition par un chimisme particulier. L’analyse des perversions et des psychonévroses nous a fait connaître que cette excitation sexuelle ne provient pas seulement des parties dites génitales, mais de tous les autres organes. Nous nous formons ainsi la notion d’une libido qu’on pourrait fixer quantitativement, dont la représentation psychique [psychische Vertretung ] serait ce que nous appelons la libido du moi (Ichlibido ) dont la production, l’augmentation et la diminution, la répartition et les déplacements devront nous fournir les possibilités d’explications des phénomènes psychosexuels qui tombent sous l’observation.» Plus vague encore est la justification proposée par l’analyse de Schreber de la distinction entre pulsion du moi et pulsion sexuelle: «Nous admettons, écrit Freud, la façon populaire de distinguer entre pulsion du moi et pulsion sexuelle, distinction qui semble concorder avec la double orientation biologique possédée par tout être vivant aspirant, d’une part, à sa conservation propre, d’autre part, à la perpétuation de l’espèce.»

Aussi bien recourra-t-on encore à une nouvelle hypothèse pour reconstruire, sur ces fondements, un stade de développement où les pulsions ainsi distinguées agissent de conserve sous le couvert d’un «intérêt narcissique» commun. En vue de nous représenter la formation du complexe de castration, «nous pouvons, écrit Freud dans “Pour introduire le narcissisme”, remonter par le raisonnement à une époque et à une situation où les deux sortes de pulsion agissent encore à l’unisson et se présentent comme intérêts narcissiques dans un mélange indissociable».

Le même thème est repris dans XXIIe leçon de l’Introduction à la psychanalyse . Encore conviendra-t-il d’observer que la notion d’intérêt ainsi introduite en manière d’atténuation au concept rigide d’un antagonisme pulsionnel n’apparaît encore déterminable que sur le terrain des névroses de transfert. «La distinction entre les pulsions du moi et les pulsions sexuelles a pu être faite sans difficulté, nous dit la XXVIe leçon de l’Introduction , dans le registre des névroses de transfert, d’après leurs manifestations [Ausserungen ] respectives. Nous avons appelé libido les investissements d’énergie [Energiebesetzungen ] que le moi réserve [zuwendet ] aux objets de ses tendances sexuelles (Sexualstrebungen ), intérêts, tous les autres qui émanent des pulsions de conservation de soi; ainsi avons-nous pu, en suivant les investissements de la libido, leurs transformations et leur destinée finale, acquérir une première notion du fonctionnement des forces psychiques. Cela, grâce au matériel apporté par les névroses de transfert [...]. Mais le moi lui-même, sa constitution en un tout [Zusammensetzung ] à partir d’organisations diverses, nous demeurait caché, une première investigation en ce domaine ayant été celle d’Abraham, dans son article sur les différences psychosexuelles existant entre l’hystérie et la démence précoce.»

Le moi au service de la pulsion de mort

Les questions que soulève d’un point de vue analytique l’analyse de Schreber se détermineront avec la seconde topique. Pour pouvoir développer les suggestions qu’elles apportent dans la construction du concept d’intérêt, il nous faut comprendre, en effet, comment s’opère la mutation des investissements sexuels en ces investissements entés sur la culture collective qui «représentent» – au sens fort du terme – la face subjective de la sublimation. La solution freudienne, dans le contexte de la seconde topique, consiste à situer le moi en une position de pivot entre les investissements libidinaux, qu’il désexualise, et la pulsion de mort, au service de laquelle il opère.

En un premier temps de la construction intervient un déplacement d’investissement, sous l’égide de l’identification: constitution de la libido du moi. «Le moi se substitue au ça dans ses fixations aux objets, aussi bien dans les fixations précoces que dans celles des phases plus évoluées de la vie. Il le fait en s’appropriant leur libido et en l’intégrant à la modification qu’il a subie par suite de l’identification.» En un second temps s’annonce le rôle des pulsions de mort: «À cette transformation de la libido du ça en libido du moi se rattache naturellement un renoncement aux buts sexuels, une désexualisation [...]. En s’appropriant ainsi la libido attachée aux objets vers lesquels le ça est poussé par ses tendances érotiques, en se posant comme le seul objet d’attachement amoureux, en désexualisant ou en sublimant la libido du ça, le moi travaille à l’encontre des intentions d’Éros, se met au service de stimulations pulsionnelles opposées.» Encore conviendra-t-il de souligner un autre aspect de cette désexualisation: «Le surmoi, on le sait, est né à la faveur d’une identification avec le prototype paternel. Toute identification de ce genre suppose une désexualisation, voire une sublimation. Or il semble qu’une pareille transformation doive être accompagnée d’une dissociation des pulsions. Après la sublimation, les éléments érotiques ne sont plus assez forts pour immobiliser tous les éléments destructifs, qui se manifestent alors par une tendance à l’agression et à la destruction. D’une façon générale, si l’idéal se présente sous les traits durs et cruels de l’impérieux “tu dois”, c’est à cette dissociation qu’il le doit.» Si l’on décompose les hypothèses de la seconde topique selon leurs dimensions principales, on reconnaîtra qu’elles nous proposent, des différents problèmes que nous a découverts une description génétique encore naïve de l’intérêt, un commentaire suggestif. Le ça désignant l’adhérence de l’individu à son environnement, l’intérêt, dirions-nous, traduit l’appropriation de ces investissements impersonnels sous l’égide de l’identification. Le moi, auquel il s’intégrera «aussi bien dans les fixations précoces que dans celles des phases plus évoluées de la vie», nous désigne en effet, de par l’investissement dont il devient lui-même l’objet en ses positions successives, le régisseur des activités assumées par le sujet sur le théâtre de ses intérêts. Il les assume, ces activités, en tant qu’il se pose lui-même en sa différence, et, dans cette mesure, il désexualise la libido ou énergie du ça. Référons-nous, en effet, pour aborder ce thème, au développement qu’a connu la notion freudienne de la sexualité. «On peut dire, écrivait Freud en 1907, que le but de la sexualité est de substituer à la sensation d’excitation projetée dans la zone érogène une excitation extérieure qui l’apaise et crée un sentiment de satisfaction.» Qu’exprime donc la désexualisation, sinon précisément la mise hors circuit de cette intervention extérieure, mise hors circuit en vertu de laquelle l’activité du sujet se donne dans le déploiement de l’intérêt une orientation purement centrifuge? Dans cette mesure, le moi, poursuit Freud, «se met au service de la pulsion de mort». Encore est-il que ce travail de la pulsion de mort nous est signifié par le surmoi qui le représente «à la faveur d’une identification au prototype paternel», en sorte que le champ des intérêts vient à émerger de la mutation du surmoi en ce foyer d’objets virtuels – toujours marqués à notre égard du sceau de l’altérité – dans la quête desquels le moi tend à s’actualiser.

L’injonction du surmoi sera-t-elle levée pour autant? Le bénéfice majeur de la construction freudienne est de reconvertir sans l’abolir l’exigence qui s’y enracine. En s’appropriant les objets à notre égard virtuels d’un «autre» sujet originairement souverain, le moi est voué à en préserver les titres à sa propre allégeance. En les poursuivant, il s’accomplit lui-même; ou, mieux, il accomplit sa destinée propre dans sa soumission à une loi dont c’est la caractéristique de déterminer le moi en sa singularité. De là résulte que la reconstruction psychanalytique de l’intérêt doit trouver son prolongement dans une philosophie, non par une réflexion seconde – en quelque façon surajoutée au processus de désexualisation – mais par le développement de l’activité centrifuge dont cet intérêt se constitue.

Psychanalyse et philosophie

Une chose, remarquons-le, est la genèse d’une philosophie de l’intérêt, à laquelle il appartiendra de décider par elle-même si elle est d’ordre structural ou transcendantal, autre chose la restitution historique de son avènement. De ce dernier point de vue, la philosophie de l’intérêt prend origine de la révision critique à laquelle Kant a soumis le courant utilitaire développé au cours du XVIIIe siècle en vue de la réconciliation entre l’intérêt «égoïste» et l’intérêt «désintéressé». Les termes du problème sont maintenus. Mais l’élaboration kantienne a pour originalité d’en inverser la relation, sur le fondement d’une universalité au sujet de laquelle il s’agit de savoir comment et à quel titre l’intérêt du moi s’y ordonne. Le problème est ouvert par la Critique de la raison pure , dans la troisième section de l’«Antinomie de la raison pure» – «De l’intérêt de la raison dans ce conflit avec elle-même»; et l’on sait que Kant y envisage, du côté du dogmatisme: un certain «intérêt pratique» auquel «prend part de bon cœur tout homme sensé qui comprend son véritable avantage»; un «intérêt spéculatif», pour autant que la thèse a l’avantage de nous permettre «d’embrasser a priori la chaîne entière des conditions»; en troisième lieu, «l’avantage de la popularité». Les mêmes critères se trouvent appliqués du point de vue de l’empirisme. Aucune de ces indications, cependant, ne permet d’anticiper sur la portée des commentaires que consacrent à l’intérêt les Fondements de la métaphysique des mœurs ou la Critique de la raison pratique , sur le versant éthique, et la Critique du jugement , sur le versant esthétique.

Dans le premier de ces registres, est posé d’abord un concept général de l’intérêt. Par distinction de l’inclination (Neigung ), l’intérêt traduit la dépendance d’une volonté «qui peut être anticipée par rapport aux principes de la raison». Ensuite intervient une dichotomie, l’intérêt «pratique» consistant à «prendre intérêt» à une action, l’intérêt «pathologique» à «avoir intérêt» à une chose. Ainsi est rendue possible la conjugaison de l’intérêt avec l’exigence morale: «Dans une action accomplie par devoir, on doit considérer non pas l’intérêt qui s’attache à l’objet, mais celui qui s’attache à l’action même et à son principe rationnel, la loi.» S’agissant du registre esthétique, le problème se pose initialement dans les mêmes termes: on nomme «intérêt», d’après la Critique du jugement , la satisfaction que nous lions avec la représentation de l’existence d’un objet. Nous ne disposons pas, semble-t-il, en l’occurrence, d’une alternative équivalente à l’«activité» du domaine pratique – en son opposition à l’objet. Kant pallie donc la difficulté en faisant appel du désintéressement du jugement de beauté à l’intérêt de la raison dans le sublime.

Ainsi se dégagera le principe heuristique d’une correspondance entre la position psychanalytique et la position transcendantale du problème de l’intérêt. À l’opposé de la représentation psychologique de la relation du besoin à l’environnement, la psychanalyse fonde l’intérêt sur le désinvestissement de la pulsion par le travail de la pulsion de mort. Nous avons remarqué, en outre, que cette désexualisation manifeste la mise hors circuit de l’objet. L’expansivité de la raison et l’exclusion de la référence à l’objet occupent, dans la philosophie transcendantale, des positions analogues.

La construction du concept d’intérêt aurait alors à se dérouler dans un ordre inverse de celui qu’on vient d’esquisser. Si l’intérêt se fonde, en effet, dans le renoncement à l’objet, il reste qu’il se déploie effectivement dans un «environnement» – en l’occurrence un environnement social. La construction de l’intérêt se développera donc par étapes au travers des strates où s’organisent les structures de l’effectivité, jusqu’à l’expression, dans l’originalité actuelle d’une civilisation, de la prévalence d’un style d’intérêts collectifs. Sur ce plan, l’intérêt personnel s’ordonne, en effet, à l’intérêt collectif, tandis que se définit la sublimation et se profile l’éventualité d’une pratique dont Freud nous a livré, au terme de sa vie, la règle d’or dans le battement périodique de la cure: un temps pour le ça, un temps pour le moi (ein Stück des Es, ein Stück des Ich ), selon un progrès asymptotique.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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